Chapitre 13
Nous, membres du BuSab, demeurons avant tout des légalistes d’un genre un peu particulier. Conscients du préjudice que peuvent causer à nos sociétés des lois trop rigides aussi bien que des lois trop faibles, nous sommes perpétuellement en quête d’une indispensable modération. Ce qui nous apparente aux forces d’équilibre inlassablement recherchées par les Gowachins. Sans prétendre transformer en paradis une société de mortels, nous convoitons l’inaccessible. Chacun de nous ne connaît que sa propre conscience et la raison pour laquelle il a choisi de servir un tel maître. Telle est la clé de notre condition. Nous sommes, pour des raisons immortelles, au service d’une conscience mortelle. Et nous accomplissons notre mission sans espérer de louanges ni préjuger de notre réussite.
Œuvres premières de Bildoon, Directeur Pan Spechi du Bureau des Sabotages.
Dès que les ombres vespérales eurent endeuillé le cœur de la cité, Tria descendit dans la rue avec six jeunes compagnons soigneusement choisis, tous humains et de sexe mâle. Elle s’était parfumée au musc pour les stimuler et les avait conduits dans un dédale de ruelles obscures où les espions de Broey ne se risquaient plus. Toute la petite troupe était armée et cuirassée comme c’était l’usage pour une expédition de ce genre.
Il y avait eu des heurts dans le quartier quelques instants avant, mais rien de suffisamment important pour valoir une véritable intervention militaire. Un petit bastion gowachin avait été liquidé à l’intérieur d’un territoire humain. Une expédition punitive dans cette garenne était la suite logique d’un tel affrontement. Il était peu probable que Tria et ses six compagnons se fassent attaquer en route. Aucune des deux espèces ne voulait d’un nettoyage systématique de la région.
Une sorte d’attente incertaine emplissait les rues désertes et silencieuses.
Ils traversèrent à un carrefour où tout était humide de sanie rouge et verte qui s’écoulait encore dans les caniveaux. L’odeur fétide qui montait indiquait à Tria qu’un graluz avait été éventré et que ses eaux se répandaient dans la rue. Des représailles étaient inévitables. Il y aurait des massacres de bébés humains dans les jours à venir, le scénario était classique.
Le commando traversa la zone des combats en notant çà et là les endroits où des victimes étaient tombées. Il était relativement aisé d’estimer les pertes de part et d’autre, bien que tous les cadavres eussent été enlevés. Il ne restait pas une miette pour les rapaces.
Ils ressortirent bientôt de la garenne et franchirent une enceinte gardée par des Gowachins à la solde de Broey.
Quelques rues plus loin, ils traversèrent une nouvelle ligne gardée par des Humains obéissant à Gar. Cela signifiait que Broey ne tarderait pas à apprendre la présence ici de Tria, mais elle l’avait prévenu qu’elle se rendait dans les garennes. Ils arrivèrent à l’entrée d’une ruelle qui longeait un immeuble du Second Rang. La façade aveugle et grise de cet immeuble ne présentait qu’une ouverture constituée par un portail muni d’un treillis de barreaux épais. Au-delà du portail, il y avait un couloir faiblement éclairé dont elle savait que les murs nus dissimulaient en réalité des caméras de surveillance et des armes à déclenchement automatique.
Retenant d’un geste ses compagnons, elle étudia longuement, dans l’obscurité de la ruelle, la disposition des lieux. Le portail était bloqué par une simple clenche. Il y avait sur la gauche, juste à l’entrée, un poste de garde avec une sentinelle qu’on devinait à peine derrière les barreaux du portail. La garnison de l’immeuble était prête à accourir à l’appel de la sentinelle ou des dispositifs de surveillance automatique.
Les informateurs de Tria lui avaient affirmé que c’était là le repaire de Jedrik. À la périphérie et non dans les profondeurs des garennes. Astucieux de sa part. Mais Tria, depuis des années, avait introduit un de ses agents dans cet immeuble, comme dans tant d’autres. Précaution élémentaire. Tout dépendait maintenant du minutage des événements. Son agent de l’intérieur était chargé d’éliminer les contrôleurs du poste de surveillance automatique. Seule la sentinelle du portail demeurait à sa place. Tria devait attendre le moment convenu pour s’en occuper.
Les rues exhalaient une odeur d’égout : un conduit de recyclage éventré. Accident ? Conséquence des combats ? Tria n’aimait pas l’atmosphère qui se dégageait de ces lieux. Quel était le jeu de Jedrik ? Cet immeuble conçu comme une forteresse recelait-il des dangers qu’elle ignorait ? Jedrik devait savoir maintenant qu’elle était soupçonnée d’être à l’origine – entre autres – de ces affrontements populaires. Se sentait-elle en sécurité parce qu’elle se trouvait dans son fief ? Les gens avaient tendance à être moins prudents quand ils étaient entourés d’alliés. Mais elle ne pouvait pas avoir d’énormes forces derrière elle. La seule chose certaine, c’était qu’à travers les méandres de son esprit compliqué, une certaine cohérence d’action commençait à se dessiner, et que Tria n’avait pas encore pu saisir en quoi consistait ce fil. Elle possédait suffisamment d’indices de surface pour risquer une confrontation, des négociations. Il était même possible que Jedrik se fût affichée uniquement pour attirer Tria. Les potentialités contenues dans cette hypothèse emplissaient Tria d’enthousiasme.
Toutes les deux ensemble, nous serions invincibles !
Oui, Jedrik correspondait à l’image d’un agent extraordinaire. Entourée d’une organisation adéquate…
Une fois de plus, Tria jeta un coup d’œil à droite et à gauche. Les rues étaient toujours désertes, comme il se devait. Elle consulta sa montre. C’était le moment. Par gestes, elle envoya deux hommes se poster à chaque carrefour et un troisième de l’autre côté de la rue, en face du portail. Quand ils furent en place, elle avança, protégée par les trois autres en formation triangulaire.
La sentinelle du portail était un Humain aux cheveux gris et à la face blême luisante d’un éclat jaunâtre dans la pénombre du couloir. Ses paupières étaient lourdes sous l’effet d’une dose récente de sa drogue personnelle, fournie par l’agent de Tria.
Elle ouvrit doucement le portail et vit que la sentinelle tenait à la main droite, comme prévu, un bouton de la mort. Avec un sourire figé qui lui laissait voir ses dents espacées, l’homme braqua sur elle son poing fermé. Elle savait qu’il l’avait reconnue. Le reste dépendait maintenant de l’efficacité de l’agent en place.
« Vous avez envie de mourir pour les batraciens ? » demanda Tria.
Il était au courant des émeutes et des combats de rues. C’était un Humain, d’allégeance humaine, mais il savait qu’elle était dans le camp de Broey, un Gowachin. La question était calculée pour le plonger dans l’indécision. Était-elle une renégate ? Il avait sa loyauté d’Humain et une dépendance de fanatique à l’égard de ce poste de sentinelle qui lui assurait une vie décente. Mais il y avait surtout sa servitude personnelle envers la drogue. Tous les gardes étaient dépendants d’une substance ou d’une autre ; mais la drogue que prenait celui-ci voilait ses perceptions et l’empêchait de coordonner ses pensées. Il n’avait pas le droit d’utiliser cette drogue pendant son service et cela le troublait. Il y avait tant d’éléments à considérer. De plus, Tria avait posé juste la question qu’il fallait. Il n’avait pas envie de mourir pour les batraciens.
Elle pointa sur le bouton de la mort un doigt en forme de question.
« Ce n’est qu’un relais », dit-il. « Il n’y a pas de bombe dans celui-ci. »
Elle ne répondit pas, pour le forcer à se concentrer sur ses doutes. Il déglutit puis :
« Qu’est-ce que vous… »
« Ralliez-vous ou vous êtes mort. »
Il regarda les autres derrière Tria. Ces choses-là arrivaient fréquemment dans les garennes mais pas tellement souvent ici, sur les premières pentes qui menaient aux sommets. Le garde ne savait même pas qui il gardait au juste. Il avait ses ordres et son relais de la mort pour prévenir de l’arrivée d’un intrus. D’autres étaient chargés d’établir les distinctions et de prendre les décisions. C’était là le point faible dans la défense de l’immeuble.
« Me rallier à qui ? » demanda-t-il.
Il y avait dans sa voix une agressivité forcée et elle sut dès lors qu’il était à elle.
« À vos pareils. »
Cela eut pour effet, la drogue aidant, de bloquer les rouages de son esprit sur ses peurs primordiales. Il savait ce qu’il était censé faire : ouvrir la main. Cela déclencherait le dispositif d’alarme du bouton de la mort. Il pouvait le faire volontairement, mais c’était surtout une façon de dissuader un agresseur éventuel. Si on le tuait, sa main s’ouvrirait de toute manière. Cependant, ses doutes avaient été soigneusement nourris de l’extérieur. Et si l’appareil qu’il tenait dans le creux de sa main n’était pas seulement un relais ? Si c’était aussi une bombe ? Il avait eu de longues heures pour se poser cette question.
« Vous serez bien traité », murmura Tria.
Elle passa un bras affectueux autour de ses épaules en lui laissant le temps de ressentir le plein effet de ses effluves musqués. Son autre main était ouverte pour montrer qu’elle n’avait pas d’arme.
« Montrez à mon compagnon la manière dont vous transmettez cet appareil à l’homme de relève. »
L’un des jeunes mâles qui suivaient Tria fit un pas en avant.
Le garde lui montra comment il fallait faire et lui passa l’appareil en disant :
« C’est très simple, une fois qu’on a pris le coup. »
Quand son compagnon eut l’objet fermement en main, Tria leva son bras de l’épaule du garde et lui toucha l’artère carotide de la pointe d’une aiguille empoisonnée dissimulée dans un de ses ongles. Le garde eut tout juste le temps d’aspirer une bouffée d’air étranglée, les yeux révulsés, avant de s’affaisser à ses pieds.
« Je l’ai bien traité », dit Tria.
Ses compagnons sourirent silencieusement. C’était le genre de choses auxquelles on finissait par s’attendre, quand on travaillait avec Tria. Ils traînèrent le cadavre hors de vue dans un coin du poste de garde et le jeune mâle qui tenait le bouton de la mort prit sa place devant la porte. Les autres firent à Tria un rempart de leur corps et ils s’élancèrent à l’assaut de l’immeuble. L’opération entière avait duré moins de deux minutes. Tout marchait parfaitement, comme c’était toujours le cas lorsque c’était Tria qui commandait.
Le corridor et les couloirs adjacents étaient totalement déserts.
Parfait.
L’agent en place méritait une promotion.
Ils empruntèrent l’escalier, n’osant pas se fier à un ascenseur. Il n’y avait que trois petits étages à grimper. Le corridor du haut était également désert. Tria précéda le groupe jusqu’à la porte indiquée, tenant à la main la clé fournie par son agent. La porte s’ouvrit sans un bruit. Ils firent irruption dans la pièce.
À l’intérieur, les stores étaient baissés et aucune lumière n’était allumée. Les compagnons de Tria prirent place devant la porte refermée et le long de chacun des murs perpendiculaires. C’était le moment le plus dangereux. Seule Tria pouvait faire face.
De minces bandes de lumière filtraient sur les bords, là où les stores n’occultaient qu’imparfaitement une fenêtre orientée au sud.
On distinguait quelques meubles, un lit sur lequel se trouvait une forme sombre aux contours indéfinissables.
« Jedrik ? » souffla Tria.
Son pied heurta quelque chose de mou. Une chaussure.
« Jedrik ? »
Son tibia toucha le bord du lit. Tout en braquant une arme, elle avança la main pour reconnaître la forme sombre. Ce n’était qu’un pli des couvertures. Elle s’écarta du lit.
La porte de la salle de bains était fermée, mais un filet de lumière était visible au niveau du sol. Évitant la chaussure et le tas de vêtements par terre, elle avança en faisant le moins de bruit possible tandis qu’un de ses compagnons, sur un geste, s’approchait de l’autre côté.
Lentement, elle tourna la poignée puis ouvrit la porte d’un grand coup. La baignoire était remplie et il y avait un cadavre dedans, le visage dans l’eau, le bras pendant par-dessus le rebord. Une boursouflure grenat était visible derrière l’oreille gauche, un peu en dessous. Tria souleva la tête par les cheveux, examina le visage puis le laissa retomber doucement en évitant de faire des éclaboussures. C’était son agent, celle à qui elle avait confié la mission de préparer toute cette opération. Et sa mort était signée : la boursouflure derrière l’oreille était la marque d’une griffe gowachin qui avait réduit la victime au silence avant qu’elle soit noyée. À moins que quelqu’un n’ait voulu délibérément faire penser à un crime rituel gowachin ?
Tria avait l’impression que toute sa mission venait de s’écrouler. Ses compagnons la regardaient d’un air mal à l’aise. Elle allait appeler Gar de l’endroit où elle se trouvait, mais un sentiment de peur et de répulsion la retint. Elle retourna dans la chambre avant de brancher son communicateur et de presser du pouce à plusieurs reprises le bouton d’appel.
« Ici le Central », fit une voix tendue à son oreille.
Elle s’efforça de parler d’une voix neutre :
« L’agent est morte. »
Un silence s’ensuivit, durant lequel ils devaient procéder à la localisation de son appel, puis la même voix reprit :
« Là-bas ? »
« Oui, elle a été tuée. »
La voix de Gar intervint :
« C’est impossible. Je lui ai parlé il y a moins d’une heure. Elle est… »
« Noyée dans une baignoire », coupa Tria. « Neutralisée d’abord à l’aide d’un objet effilé enfoncé derrière l’oreille. »
Le silence régna de nouveau tandis que Gar absorbait ces informations. Il devait être en train de passer par les mêmes incertitudes que Tria.
Elle se tourna vers ses compagnons. Ils avaient pris position face à la porte qui ouvrait sur le corridor. Si une attaque devait survenir, ce serait de là.
La communication avec Gar n’avait pas été coupée et elle entendait des bribes d’instructions lancées précipitamment : « … rassembler vos hommes… important… pas perdre de temps… » Puis beaucoup plus nettement : « Ils me le paieront ! »
Qui ça, « ils » ? se demanda Tria.
Elle commençait à reconsidérer la personnalité de Jedrik.
« Es-tu en danger ? » demanda brusquement la voix de Gar.
« Je l’ignore », admit-elle avec réticence.
« Reste où tu es. Nous vous envoyons de l’aide. J’ai prévenu Broey. »
Gar avait donc choisi de mettre Broey au courant. Oui, c’était sans doute la meilleure manière d’agir désormais. Jedrik leur avait échappé. Il ne servait à rien de continuer seuls. Broey prendrait la responsabilité de la suite des opérations.
Tria frissonna. Elle donna quelques ordres brefs à ses compagnons. Ils étaient prêts à vendre chèrement leur peau si une attaque survenait, mais Tria doutait maintenant que ce fût le cas. Jedrik avait seulement voulu lui laisser un message. L’ennui, c’était qu’elle ne savait pas encore comment interpréter ce message.